La pianiste de la salle d`audience

À certains égards, être sténotypiste judiciaire à la Cour, c'est comme être pianiste concertiste. L'intensité. La concentration. Les touches et les combinaisons harmonieuses qu'elles créent. Vivre dans un monde de sons. Vous pourriez même penser que je joue du piano quand que je travaille.

Mais contrairement à un pianiste, mon travail est aussi juridique. Avec son lot de drame humain, de récits de personnes qui ont subi certains des crimes les plus graves du monde. L'intensité de la salle d'audience : des arguments avancés de tous les côtés, de toutes les perspectives. La terminologie juridique, un système juridique compliqué et relativement nouveau, de même que les questions procédurales qui l'accompagnent.

Je m'appelle Anne Laure et je suis sténotypiste à la CPI. Seule dans une cabine sombre surplombant la salle d'audience, je suis chargée de capturer chaque mot prononcé pour faire le compte-rendu écrit officiel – la transcription – des procédures judiciaires.

Pour moi, ces transcriptions sont importantes pour 3 raisons :

1. Elles sont suivies par tout le monde dans la salle d'audience en temps réel. Non seulement les gens écoutent les interprètes sur leurs écouteurs, mais mes transcriptions sont diffusées en direct sur leurs écrans – elles peuvent donc être consultées, contestées et citées, tout au long de la même audience, en direct.

2. Ce sont des documents officiels. Ils sont utilisés par les personnes présentes dans la salle d'audience, mais aussi par des journalistes, des chercheurs, des étudiants, des artistes, des militants et, peut-être dans cent ans, des historiens – toute personne qui souhaite vérifier les détails d'une affaire ou voir les tenants et aboutissants de comment un précédent juridique a été établi.

3. Elles aident à rétablir les faits. Pour les victimes et leurs familles, il s'agit de leur histoire. Le récit officiellement reconnu de ce qu'ils ont vécu. C'est une manière de reconnaître à la fois leur souffrance et leur survie, ainsi que leur droit d'être entendues. Les victimes en Ouganda, par exemple, ont demandé que les transcriptions de la CPI soient transcrites en un livre qu'elles pourraient remettre à leurs enfants. En regardant les débats en direct et en voyant la création de ce dossier écrit, elles ont déclaré: « L'Histoire est en marche. Notre histoire. »

Je peux dire sincèrement que j'aime le défi que représente mon travail. Pour pouvoir le faire, vous devez comprendre les termes légaux et le système juridique, mais vous n'avez pas forcément besoin d'un diplôme en droit. Certains de nos collègues ont toujours su qu'ils voulaient faire cela. D'autres, pas du tout. Notre collègue Grace étudiait la biochimie et est tombée accidentellement amoureuse de la sténotypie. J'ai étudié l'archéologie. Un jour, j'ai suivi ce que je pensais être une formation « informatique », et c'était en fait une formation en sténotypie. J'étais seule dans ma classe de débutant. Après quelques mois, j'ai dû rejoindre un autre groupe pour gagner en vitesse. C'était tellement intense, que les autres ont tous abandonné ; et on m'a demandé de rejoindre un cours beaucoup plus avancé. C'était terrible : beaucoup trop rapide pour moi. J'ai donc abandonné. Mais plus tard, de retour à la maison, je me suis dit : « Ils ne sont pas meilleurs que moi. S'ils peuvent le faire, j'en suis capable aussi ». Alors j'ai recommencé, en m'entraînant de longues heures chaque jour. J'étais déterminée à être la plus rapide et la meilleure.

C'est une sorte d'obsession, une passion. Il y a une montée d'adrénaline pour capturer chaque mot à chaque seconde qui passe, avant qu'ils ne disparaissent dans l'air. Mais il y a du contrôle : je suis toujours calme, préparée. Je ferme souvent les yeux, j'écoute, je regarde en moi, puis, je produis. C'est une façon de vous mettre au défi de manière extrême, de faire battre votre cœur et de faire quelque chose qui en vaut la peine.

Il y a généralement 8 sténotypistes à la CPI : 4 pour le français, et 4 pour l'anglais. Pendant une audience, je m'assois seule dans une cabine à côté de la salle d'audience, pour suivre les débats et taper les transcriptions en direct. Quand mon homologue est de retour au bureau,  il suit ma version en direct pour vérifier et apporter d'éventuelles corrections avant que le document ne soit enregistré comme dossier officiel. Si la langue parlée dans la salle d'audience n'est pas le français, j'écoute l'interprète de langue française et les transcriptions sont basées sur ses paroles. Si quelqu'un fait une erreur, je ne peux pas la corriger dans la transcription : l'erreur fait partie du dossier officiel. Quelqu'un dans la salle d'audience devrait signaler l'erreur et indiquer la correction lors d'une audience, de manière à ce que cela soit rectifié dans cette nouvelle partie de la transcription. Alors tout le monde regarde, s'assure que chaque mot que je saisis est correct, afin que nous puissions documenter les débats. Après tout, les transcriptions, tout comme les procédures elles-mêmes, visent à établir la vérité.

Certains jours sont difficiles : souvent, et parfois pendant plusieurs jours consécutifs, vous entendrez le témoignage de quelqu'un qui a tout perdu. Au moins une fois dans votre carrière, cela vous atteint. Puisque vous êtes seule dans votre cabine à côté de la salle d'audience (et non à l'intérieur de la salle d'audience, comme dans certains autres tribunaux), vous pouvez laisser les larmes couler pendant que vous tapez. C'est là que vous comprenez que vous avez besoin d'une pause ; de prendre du temps, reprendre des forces, et avoir conscience que votre travail fait partie du processus de guérison de quelqu'un d'autre, puis vous vous replongez dans le travail. Mais la plupart du temps, vous vous concentrez uniquement sur le travail : capturer les sons, les mots, l'enregistrement écrit officiel.

Vous le faites en abrégé. Les systèmes varient, en particulier entre l'anglais et le français, et nous faisons des transcriptions dans chacune des langues. Les claviers sont également différents, mais aucun des claviers n'a de lettres. Il n'y en a pas besoin ; vous connaissez si bien le clavier, que vous tapez par réflexe. Dans la version anglaise, les consonnes sont en haut, les voyelles en bas. Tapez la bonne combinaison de sons, et voilà ! Vous formez les sons qui composent les mots. Le clavier en soi n'a pas de lettres, mais vous connaissez les bonnes combinaisons pour faire les sons. S'il y avait des lettres sur le clavier, cela ressemblerait à ceci :

S il y avait des lettres sur le clavier, cela ressemblerait à ceci

Et en français, cela ressemblerait plus à ça :

Et en français, cela ressemblerait plus à ça

Dans les deux systèmes, vous capturez les sons phonétiques au fur et à mesure qu'ils sont prononcés, vous capturez donc chaque syllabe en temps réel. Le flux de création de mots va de gauche à droite. Donc, je reproduis le son qui commence la syllabe avec les touches de la main gauche, et ferme la syllabe avec les touches de la main droite.

Cela ressemble à un code secret au début, mais n'importe qui peut l'apprendre. L'étude de la théorie prend seulement quelques mois, mais il faut environ 3 ans de formation et d'expérience pour atteindre la vitesse acceptable – 200 mots par minute, y compris des termes juridiques complexes – et garantir la précision requise pour travailler sur les procédures de la CPI.

C'est plus que de l'enregistrement de sons. Votre propre compréhension de ces sons est essentielle. Un simple robot ne peut pas faire le travail. J'aime comparer cela au correcteur automatique du téléphone. A-t-il déjà gâché l'un de vos messages ? Bien sûr. Il en serait de même ici. Il y a des noms inconnus venant du monde entier, des concepts juridiques complexes, des termes juridiques, une attention particulière sur différents sujets, crimes et arguments chaque jour dans une affaire, des lieux spécifiques aux accusations portées contre le suspect, des références culturelles locales, des personnes parlant avec des accents différents, et ainsi de suite... Il faut beaucoup de travail et de préparation pour être prêt pour chaque jour d'audience, pour anticiper ce qui pourrait être dit et pour le comprendre avant même que cela ne soit prononcé... Il n'est pas possible qu'un ordinateur ou un logiciel puisse capturer tout cela avec 100% de précision… impossible.

Non pas que nous n'utilisions pas de logiciel – nous le faisons. En fait, notre logiciel traduit  notre sténotypie en mots. Sans cela, seuls ceux capables de lire la sténotypie seraient en mesure de comprendre les transcriptions. Mais pour que le logiciel fonctionne, vous y intégrez ce que vous voulez qu'il sache. Vous lui dites comment lire ce que vous écrivez. Chaque jour, nous ajoutons de nouveaux noms, de nouveaux termes, tout ce que nous pouvons prévoir qui pourrait être dit le lendemain lors de l'audience. Le logiciel est bien évidemment un outil essentiel. Mais en fin de compte, une personne doit faire ce travail. Pour les transcriptions, les humains gagnent à chaque fois.

C'est un peu comme de la musique. Comme de l'art. C'est juste plus juridique, plus officiel. Les documents officiels de la Cour.